Vote FN, abstention…les explications fusaient après les résultats du premier tour des municipales… C’est un article de Romaric Godin de La Tribune ( là son compte twitter ) qui a le plus attiré mon attention, un article intitulé " Municipales françaises : un coup de semonce pour l’Europe" !. Je lui ai donc demandé un entretien.
Il faut, je pense, prendre bien le temps de l'écouter... peser chaque mot de ce qu'il dit. On entend actuellement, presque deux semaines après l'enregistrement de cet entretien, les médias rendre compte du fait que François Hollande demande un délai encore sur les "critères de Maastricht" que la France n'atteint toujours pas... A un moment, Romaric Godin évoque une marche inéluctable de la France vers une politique d'austérité réelle en France...
Il est plus que temps qu'un débat réel sur l'Union Européenne et l'euro se mette en place si on ne veut continuer de faire le lit du FN : c'est ce que je crois.
L'interview en MP3, la transcription en .doc et PDF sont téléchargeables là, comme d'habitude.
Transcription à lire ci-dessous:
Romaric Godin, journaliste, rédacteur en chef adjoint à La Tribune
Vote FN, abstention : l’impensé européen
Pascale Fourier : Au lendemain du premier tour des municipales, vous avez écrit un article dans lequel vous faisiez un lien entre la montée du FN et de l’abstention et l’Union Européenne, les politiques qu’elle impulse, voire sa nature-même. Pourquoi faire ce lien?
Romaric Godin : Tout d'abord, je voudrais préciser que les politiques économiques européennes qui ont été menées depuis 2010 ne sont pas les seuls responsables évidemment de la situation politique qu'on connaît aujourd'hui en Europe et en France en particulier. D'autres éléments peuvent l'expliquer. Le Front National n'est pas parvenu à faire des scores importants en France à partir de 2010 seulement : il y est parvenu bien avant. Il n'en reste pas moins qu'on a remarqué avec l'élection présidentielle de 2012, mais aussi avec ses élections municipales une cristallisation du vote Front National, son renforcement dans certaines régions, notamment les régions les plus touchées par la crise et d'autres régions traditionnellement assez rétives au vote Front National, la cristallisation également du vote Front de gauche, qui est un vote protestataire à l'encontre des politiques économiques menées, et surtout une hausse de l'abstention qui, pour le coup, est continue et régulière depuis des années, mais qui s'est accélérée cette fois sur un scrutin local où assez traditionnellement les gens vont voter parce qu'ils se sentent concernés directement.
Le choix de politiques d'austérité qui ont des conséquences sociales... et politiques
Pourquoi lier tout cela aux politiques européennes ? Tout simplement parce que, depuis 2010, dans la zone euro et dans une grande partie de l'Union Européenne, le choix politique a été fait de donner la priorité aux « consolidations budgétaires » pour répondre à la crise de la dette dans la zone euro, qui menaçait également de se répandre ailleurs. Cette crise de la dette est la conséquence, il faut le rappeler et le répéter de la crise financière de 2009. Cette consolidation budgétaire a évidemment des conséquences sociales importantes...
Ce qui est particulièrement frappant, c'est qu'on a présenté ce choix politique comme un non-choix ! On l'a présenté comme une solution naturelle, comme s'il n'y avait aucune alternative à ce choix de la consolidation budgétaire et de l'austérité. Les gens souffrent , qu'ils soient directement victimes de ces politiques ou indirectement, parce qu'il y a des gens aussi qui n'ont pas perdu leur emploi, qui n'ont pas vu leurs salaires baisser, mais qui ont des amis ou des parents qui sont au chômage, qui s'inquiètent également pour leur retraite.
Il y a donc une conséquence directe de ces politiques qui fait que les gens sont inquiets et qu'ils se demandent à quoi bon voter. A quoi bon voter ? Ils se disent : « J'ai voté pour Nicolas Sarkozy en 2007 ( pour prendre un exemple). Nicolas Sarkozy a entamé à partir de 2010 - 2011 une politique d'austérité. J'ai voté pour François Hollande en 2012, en croyant ses promesses, en croyant qu'il allait freiner cette politique, et on se rend compte que non seulement il ne l'a pas freinée, mais il l'a intensifiée. À quoi bon voter pour un gouvernement qu'il soit de droite ou de gauche puisque de toute façon, une fois élu, il m'explique que qu'il n'a pas le choix qu'il doit mener la même politique ! Donc je ne vais pas voter. » Ça, c'est la première réaction.
A la recherche d'une alternative
La deuxième réaction, c'est de se demander qui, dans l'offre politique propose réellement une alternative. Et là, la réponse va de soi : soit c'est le Front National, soit c'est le Front de Gauche. À mon avis, le Front de gauche a perdu un peu de crédibilité parce qu'il mène une politique de ralliement assez systématique au Parti Socialiste, ce qui fait qu'on a un peu de mal à comprendre comment il peut se présenter comme une opposition alors qu'en réalité il cherche l'alliance entre les deux tours pour avoir des élus. On se dirige alors vers le parti « anti-système » ( c'est comme cela d’ailleurs qu’il se présente lui-même) qu'est le Front National, qui propose une véritable alternative économique. On peut la contester et il aurait beaucoup à dire - à mon sens, le programme économique du Front National est contestable-, mais au moins il a le mérite de présenter une alternative aux gens qui sont les victimes de cette politique. Et quand on est victime d'une politique, on cherche à en sortir. Et donc quand on cherche à en sortir, on vote pour les gens qui vous proposent d'en sortir, et donc on vote pour le Front National. On a donc créé, au niveau européen, les conditions du vote Front National.
Organiser le non-choix
On les a d'autant plus créées qu'on a, au cours de la période 2010 - 2013, créé tout un tas d'architectures institutionnelles pour s'assurer qu'il n'y ait pas d'alternative ! Ce choix-là, c'est notamment ce qu'on appelle ( les noms sont barbares) le Two Pack, le Six pack, le semestre européen , qui sont des procédures de contrôle des budgets nationaux, qui en théorie n'empêchent pas les parlements nationaux de faire les choix qui seraient les leurs, mais qui, dans les faits, limitent et restreignent les choix, puisque le budget national doit être soumis à Bruxelles qui doit donner un avis. Évidemment, s'il est négatif, on voit mal le Parlement ou le gouvernement continuer dans cette voie-là : il y a donc une sorte de contrôle a priori effectif.
L'autre élément, c'est le pacte budgétaire, qui avait été contesté par François Hollande, négocié par Nicolas Sarkozy avec Angela Merckel en mars 2012, dénoncé à l'époque par François Hollande, puis accepté, suite à un sommet européen assez grand-guignolesques en juin 2012 où on avait échangé ce pacte budgétaire moyennant un plan de relance complètement fantomatique. Finalement, François Hollande a demandé aux députés socialistes, élus sur un programme de rejet de ce pacte budgétaire, de le voter... Or celui-ci comporte non seulement une interdiction de dépasser un déficit structurel de 0,5 % du PIB et va donc entraîner dans les années qui viennent encore une vague de consolidation budgétaire accélérée, mais en plus il soumet les budgets nationaux à des sur organismes indépendants - pour la France, le Haut Conseil des finances publiques - sur un mode un peu allemand d'ailleurs.
Ces organismes indépendants encadrent le choix démocratique par excellence qui est celui du budget. Je vous rappelle que les régimes parlementaires sont nés de luttes autour du budget. La guerre civile anglaise, c'est le droit du parlement de voter le budget et de ne pas se laisser l'imposer par le roi. La révolution française, c'est le droit pour les représentants de la nation de pouvoir s'opposer au roi sur les choix notamment fiscaux. Donc, c'est l'essence-même de la démocratie libérale qui aujourd'hui est atteinte parce que cette essence-même est soumise à des organismes indépendants chargés de vérifier que les choix démocratiques sont conformes à des choix économiques et financiers préétablis, préétablis par une doctrine, « la doctrine libérale à l'allemande », qui est en fait l'ordolibéralisme, une vision du libéralisme qui s'est développée en Allemagne dans les années 1930 – 1950 et qui est fondée sur le refus de la dépense publique en tant que telle. Aujourd'hui, tout est fait en Europe pour qu'on ne puisse pas sortir d'une voie qui a été tracée par des gens qui n'ont pas forcément la légitimité démocratique pour le faire.
De l'impossibilité de sortir du non-choix
Mais surtout, et c'est là le gros problème, on n'a pas démocratiquement la possibilité de sortir de ce chemin qui a été tracé. Finalement, on peut très bien dire que ça été décidé par le Conseil européen constitué de chefs d'Etat élus démocratiquement et c'est vrai : c'est une délégation qui a été faite, et ces choix-là ont été faits démocratiquement. Mais l'essence de la démocratie, c'est qu'à un moment, si on veut changer, on doit pouvoir le faire. Mais aujourd'hui, on ne peut pas le faire. Les électeurs heureusement sont moins stupides que ce que les élus pensent et ils disent que, si on ne les laisse pas choisir, ils vont quand même choisir : et ils choisissent, soit en se retirant de ce qui peut être conçu à juste titre comme une mascarade démocratique puisqu'il n'y a pas de choix démocratique, soit en choisissant des gens qui ont des visions plus radicales et qui, in fine, sont peut-être des dangers pour la démocratie libérale, mais qui en tout cas, pour l'instant, peuvent se présenter comme les défenseurs de cette démocratie parce que justement ils sont les défenseurs du choix.
Le refus de s'interroger sur l'Union Européenne
Pascale Fourier : Pourquoi les politiques ne veulent-ils décidément pas pas entendre cette nécessité de s'interroger sur l'Union Européenne, son organisation, ses choix ?
Romaric Godin : C'est une bonne question. Si vous voulez, vous avez aujourd'hui une sorte de chape de plomb sur la question européenne, une chape de plomb idéologique qui fait que, quand on critique l'Union Européenne, on est « anti-européen ». C'est un choix idéologique qui a été fait, qui est que l'Europe aujourd'hui ne peut être que celle qui s'impose à nous telle qu'elle est. Donc les politiques des grands partis de gouvernement aujourd'hui ne peuvent pas prendre le risque idéologique de se retrouver dans une position de critique de l'Union Européenne parce que, schématiquement, ça veut dire pour eux que, s'ils critiquent l'Union européenne, alors ils critiquent l'Europe, donc ils sont des défenseurs des nationalismes, ils sont nationalistes – donc vous voyez la conséquence : si vous êtes nationalistes, vous êtes fascistes, et si vous êtes fascistes, vous êtes pour la guerre, et vous êtes d'affreux jojos. Donc évidemment, ils ne peuvent pas prendre ce risque. Ils sont enfermés dans cette idée qu'on doit faire bouger les choses de l'intérieur de l'Union Européenne.
Le problème, c'est que l'Union Européenne, depuis la fin des années 80/début des années 90, a pris une direction économique très précise avec la création de l'euro qui fait que, grosso modo, les choix économiques traditionnels de l'Allemagne se sont imposés à ce qui allait devenir la zone euro. A partir de ce moment-là, si vous voulez changer l'Union Européenne, alors il faut faire un changement de fond en comble, c'est-à-dire qu'il faut revenir en arrière.
Là, vous êtes encore confronté à un problème idéologique. Si vous voulez revenir en arrière en Europe, vous êtes anti-européen, donc nationaliste, donc fasciste et vous voulez la guerre. Et donc la conséquence, c'est que c'est impossible de modifier l'Europe telle qu'elle est aujourd'hui, parce que l'enceinte institutionnelle qui est faite en Europe obère toute capacité de choix économiques. Vous êtes donc contraint de faire des ajustements, des correctifs à la marge. C'est le fameux « plan de relance » de François Hollande en juillet 2012 dont on attend encore les effets – on les a vus en fait, puisque la zone euro, de 2012 à la fin de 2013, a connu sa plus forte récession depuis l'après-guerre ! Vous voyez que c'était un plan de relance qui a eu un effet considérable.... Vous êtes contraints en fait, si vous acceptez l'Europe telle qu'elle est, d'accepter cette politique économique. Les correctifs à la marge , l'argent donné à la BEI pour qu'elle fasse des investissements, les fonds structurels etc. , c'est bien joli, parfois utile, je n'ai pas de problème de ce point de vue-là - des choses ont été obtenues par exemple sur les travailleurs détachés..., ce sont des choses concrètes qui sont positives-, mais ça ne change pas le fond de l'affaire.
La zone euro mène une politique récessive et n'organise pas la solidarité
Le fond de l'affaire, c'est que l'Union Européenne et la zone euro en particulier, qui tend à devenir une institution véritablement de plus en plus isolée, la zone euro mène politique récessive qui mène ces pays de la zone euro, Allemagne exceptée pour plusieurs raisons, dans une crise économique qui pourrait se présenter comme de plus en plus durable, avec des effets sociaux qui sont de plus en plus considérables notamment sur le plan du chômage. Pas seulement du chômage, puisque, dans des pays comme l'Irlande au Portugal, on a vu que le chômage avait commencé à baisser, mais qu'il est remplacé par des emplois souvent précaires et mal payés : vous avez des gens qui voient leur niveau de vie baisser et qui sont confrontés à une insécurité dans la vie quotidienne. Ils ne peuvent pas se satisfaire de cette situation. Et dans un régime démocratique, quand les gens ne sont pas satisfaits d'une situation, ils cherchent à en sortir, et c'est bien normal.
Ce que je veux dire, c'est que, pour le moment, on s'en sort avec des leçons de morale. « Ce n'est pas bien de voter Front National, de critiquer l'Europe ». Le problème, c'est que, certes, ce n'est pas bien, mais quand on est soumis à des nécessités au niveau de vie quotidienne, les leçons de morale, on a plutôt tendance à s'en moquer ! Moi, je le comprends. Le problème, c'est que nos politiques ne veulent pas le comprendre. Ils ne veulent pas le comprendre parce que, tout simplement, ils ne savent pas le faire. Ils n'osent pas véritablement dire qu'aujourd'hui il faut changer de cap au sein de la zone euro, que, si on veut conserver l'euro, il faut imposer à l'Allemagne des transferts financiers pour que l'on reconnaisse tout simplement que la zone euro est une région économique avec des diversités. La France est diverse et, si vous habitez à Paris, une partie de vos impôts vont dans le Limousin. C'est la vie ! Ça ne vous fait peut-être pas plaisir, mais vous n'allez pas pour cela demander l'exclusion du Limousin de la France. C'est comme ça.
L'absence de conscience nationale européenne
Le problème, c'est qu'on n'a pas d'opinion publique européenne, qu'on n'a pas de peuple européen commun, qu'on n'a pas de conscience nationale européenne tout simplement. Donc on est coincé pour faire cela. Et par ailleurs, l'Allemagne ne veut pas payer, justement parce qu'il n'y a pas cette conscience-là. La zone euro sans ces transferts-là, c'est simplement - et c'est le chemin qu'on prend - une addition de pays qui sont en compétition les uns contre les autres, qui essayent de baisser le coût le plus possible parce que c'est le seul critère sur lequel ils peuvent évoluer, parce qu'ils n'ont plus la monnaie. Avant, on pouvait un peu dévaluer, laisser glisser sa monnaie. Ça avait aussi des conséquences. Ce n'est pas la solution miracle, mais en tout cas ça permettait de ne pas faire peser les gains de compétitivité uniquement sur les coûts, c'est-à-dire sur les taxes, donc sur les services publics, ou sur les salaires et sur l'emploi. Et si vous ne pouvez pas baisser les salaires, comme c'est le cas en France, eh bien vous licenciez. Aujourd'hui on a une collection de pays, qui sont en compétition les uns contre les autres.
L'inéluctable marche vers une politique d'austérité réelle en France
On a vu par exemple que l'Espagne a réussi à baisser ses coûts. Les produits espagnols vont bientôt entrer en concurrence avec les produits français. Et la France va être obligée de se lancer dans une politique d'austérité réelle. Pour le moment, on a eu une austérité en France assez modérée quand on la compare avec celle qu'on a connue au Portugal, en Espagne ou en Grèce. Et on va être obligé d'aller dans cette direction-là tout simplement parce qu'on n'a pas le choix ! Si on doit baisser les coûts, on n'a pas le choix. Donc on se retrouve avec une zone euro qui est en fait renforce le nationaliste. Parce que, si on voit qu'on est obligé de faire ça à cause des Espagnols, on va dire que les Espagnols ont baissé leurs coûts, que c'est leur faute comme on dit que c'est la faute des Allemands. Et on se retrouve dans une situation où, en voulant renforcer l'Europe, on l'affaiblit. Si on développe une politique de concurrence entre les pays, les vrais partis nationalistes seront ravis de pouvoir dire : « Mais ce sont les Espagnols qui ont baissé leurs coûts et c'est pour ça qu'aujourd'hui on vous licencie, c'est pour ça qu'aujourd'hui on baisse vos salaires, c'est pour ça qu'on baisse votre niveau de vie ». Ils seront ravis de cela ! On leur fait un pont d'or !
Ça, c'est la deuxième phase. Ça, c'est après, en France... Ça existe déjà en Grèce. On voit un parti néonazi qui, malgré les leçons de morale, se maintient à 10 %, et un parti d'extrême gauche qui est à 30, et un parti communiste qui est à 6% . Si vous faites l'addition, vous êtes à 46 ! Aujourd'hui, les leçons de morale, c'est bien joli, mais la réalité, c'est que les politiques menées nous mènent directement dans le mur ! Et on ne s'en sortira pas par des leçons de morale, à la fin....
L'inertie des politiques français pour infléchir les politiques européennes
Pascale Fourier : Je ne vois pas de solution à ce que vous dites...Comment peut-on s'en sortir ?
Romaric Godin : Si j'avais la solution, je me présenterais aux élections ! Ce que je veux dire, c'est que l'on peut toujours faire bouger les choses. La France est le deuxième pays le plus peuplé de l'Union Européenne. C'est la 2° ou 3° économie. Si la France pèse, elle n'obtiendra pas tout ce qu'elle veut, parce qu'elle a des problèmes par ailleurs, mais elle peut faire infléchir les choses. Ce que je vois, ce sont des politiques français qui ne cherchent même pas peser. Je prends un exemple très simple : les euro-obligations.On peut toujours dire ce n'est pas la solution, etc, mais c'était une tentative de créer un budget au niveau européen avec, surtout, de fait, des transferts : tout le monde paye et met dans un pot commun et puis on redistribue en fonction des besoins. Cette tentative a été abandonnée par Jean-Marc Ayrault un mois après l'élection de François Hollande.
Si la France s'était fait le champion de ces eurobonds, c’eût été quelque chose de positif. Et on aurait dit aux gens :« On a réellement changé quelque chose. On a contraint les Allemands à faire quelque chose ». Et les Allemands auraient dit on : « Là, le pacte budgétaire, peut-être qu'il se justifie... ». Peut-être que dans ce cas, il se serait justifié parce qu'il aurait eu une compensation. Du coup, la zone euro prenait un visage complètement différent : il y avait une solidarité. Aujourd'hui, il n'y a pas de solidarité, il a juste la compétition. Un exemple : encore une fois je ne suis pas un grand partisan des eurobonds, mais ç’aurait été une possibilité...
Pouvoir poser la question de la sortie de l'euro
L'autre possibilité ? L'euro, c'est une monnaie, et une monnaie, ça se change. On peut en sortir. Les pays peuvent sortir de la zone si l'euro devient un fardeau pour eux. Pourquoi s'interdire de réfléchir à cela ? Pourquoi s'interdire de réfléchir à la sortie de la zone euro ? Pour moi, ce que je ne comprends pas, c'est que les partis démocratiques aient abandonné ce champ de réflexion.
Aujourd'hui, l'euro est un poids pour l'économie française : tous les économistes le disent, même les plus orthodoxes. Ils le reconnaissent. C'est un poids pour l'économie française. Donc il y a deux façons de modifier ce poids . La première, comme je vous l'ai expliqué, c'est de baisser les coûts en interne pour pouvoir gagner de la compétitivité via ce qu'on appelle une « dévaluation interne ». C'est douloureux - on nous dit que c'est la seule solution. La deuxième solution, c'est de sortir de la zone euro. La deuxième solution, c'est d'avoir une monnaie moins forte. Ça ne règle pas tous les problèmes, ça n'empêche même pas l’austérité, mas ça la rend moins forte. Ça crée de l'inflation - et il faudrait se réhabituer à l'inflation. Il y a beaucoup de dangers à faire cette sortie-là, mais il y a beaucoup de dangers à rester dans l'euro.
Redonner du choix...
La question est de redonner du choix, de redonner de l'épaisseur à la discussion parce que, si d'un côté vous avez juste des « fascistes » qui veulent sortir de la zone euro et de l'autre des « gentils démocrates » qui veulent y rester, il n'y a pas choix. Mais les gens qui souffrent et qui ont le sentiment que c'est à cause de l'euro - et ils ont en partie raison - vont se dire : « Mais moi, tant pis, je suis fasciste ! ».
Ce qui m'inquiète dans la réaction du gouvernement actuellement, c'est qu'il est capable de dire que, par exemple, un économiste qui se propose la sortie de la zone euro est un économiste d'extrême-droite. Ça ne veut rien dire ! Jacques Sapir, on peut le critiquer par ailleurs ; je ne suis pas un sectateur de Jacques Sapir - mais il propose une alternative ! Pour certains, cela en fait immédiatement quelqu'un qui est d'extrême-droite. Je ne comprends pas. L'euro, c'est une monnaie. Un économiste d'extrême-droite, c'est quelqu'un qui veut déporter une vaste population de par son origine et la faire travailler gratuitement dans des camps. Ça, c'est un économiste d'extrême-droite. On ne parle pas de cela ! Ce n'est pas parce que la France aura sa monnaie qu'elle va déclarer la guerre à l'Allemagne. Quel rapport ? On va être en compétition avec l'Allemagne si on a notre monnaie ? Bien sûr. Mais si on reste dans l'euro, on est en compétition avec l'Allemagne. En l’occurrence, on l'est réellement, violemment, très violemment.
Organiser le débat démocratique, accepter de penser des alternatives
Il est un moment où il faut donc simplement arrêter de penser dans le cadre d'une idéologie. On peut aussi réfléchir aux conséquences pour la population des choix politiques et économiques qu'on fait. Il n'y a pas à leur dire simplement de baisser la tête, que c'est comme ça, qu'il n'y a pas de solution. Parce que simplement les gens au bout d'un moment vont reprendre le contrôle de la situation.
La situation actuelle me fait penser à la fin de Monarchie de juillet. On disait tout le temps qu'il y avait une différence entre le pays légal et le pays réel. Et on est dans cette situation. Je crois que la construction institutionnelle de la France renforce encore ce sentiment-là, parce qu'il y a toute une partie des idées politiques en France qui sont exclus du Parlement, des conseils municipaux, parce qu'on a un système majoritaire qui ne donne pas la parole, ne permet pas de donner la parole tournante dans les instances démocratiques. Et du coup, dans les médias, on va donner de plus en plus la parole à ceux qui font la différence, on va les renforcer. Et comme ils n'arrivent pas à entrer au Parlement pour autant, vous avez une véritable scission qui est en train de se faire.
Et cela va être de plus en plus difficile de revenir ensuite à quelque chose qui soit stable. Le problème, c'est que, quand une partie du peuple est séparée du régime politique dans lequel vous êtes et le rejette radicalement, c'est très difficile de le faire revenir, même si vous changez de politique économique, parce qu'il y a cette habitude du rejet du régime politique. On est parti d'une conséquence économique et on en arrive à un vrai problème qui, pour le coup, est un vrai problème politique.
Ce qui m'inquiète, c'est qu'on n'est pas conscient de cela et que donc ça continue. On l'a vue dimanche soir lors des débats qui ont succédé aux résultats des élections municipales, cette espèce d'inconscience qui consiste à dire qu'il faut faire des fronts républicains, que c'est la faute de la droite ou la gauche ou de je ne sais qui. Personne ne prend en compte la réalité qui est que, aujourd'hui, si on veut sauver la démocratie, il faut faire de la démocratie, et faire de la démocratie, c'est donner des alternatives aux gens. Et c'est la responsabilité des partis démocratiques aujourd'hui, à mon avis, que de présenter de vraies alternatives à la politique économique menée, ou de la faire accepter par les gens, ou de trouver des moyens acceptables de faire cette politique-là, en tout cas de changer : on ne peut pas continuer dans cette voie !
Commentaires
Excellente interview. Merci.
L'UE c'est comme "tina" de Mme Thatcher, ou une sortie de la démocratie dont parlait Emmanuel Todd.